Bon cap ou pas cap ? Hazel

Je stoppe ma course après un peu plus d'une heure de footing. Parce que courir, c'est oublier. C'est vivre. C'est se changer les idées. Entretenir son corps. Son cœur. Son souffle. C'est rencontrer des gens. C'est visiter. J'ai sillonné à peu près toutes les rues de cette ville. A l'exception de cet endroit. Et il a fallu que j’atterrisse ici. Entrée du cimetière. J'me sens pas spécialement à l'aise au milieu d'une centaine de tombes. L'impression de ne pas avoir le droit d'être ici. De ne pas être à ma place. Parce que ce sous-sol ne m'appartient pas. Et me rappelle que j'ai laissé ma mère et mon frère derrière moi, en Pennsylvanie. Putain. Ça fait déjà un an. Ils ont toujours compris ma décision. Ce besoin de changer d'air. Ce besoin de creuser mon trou ici, parce que je m'y sens bien. Et s'il leur arrivait quoi que ce soit ? Et s'il m'arrivait quelque chose ?

Mes idées moroses sont vite balayées par les décorations en pleine floraison de ces lits de pierre. Je laisse tomber mes écouteurs autour de mon cou, témoigner mon respect envers ces personnes définitivement endormies. J'en connais aucune. Intruse. Mais je reste bouche bée sur certaines façades. Y'a des photos. Des messages. Des fausses plantes et des jardins parfaitement entretenus. Je contemple, dans un pas lent, un peu chancelant. Et je vois ce gars, bouteille à la main, qui rend hommage. Qui partage sa boisson. Et il me rend mon sourire. Moi aussi, j'aimerais qu'on boive un coup à mon nom ! Mais qui, ici ...? J'm'approche mine de rien. Je tâte le terrain. J'ignore s'il est bouleversé. Besoin d'être seul. D'être réconforté. Mais c'est plus fort que moi. J'aime pas voir les gens autour de moi mal au point. Mais à quoi je m'attendais, en mettant les pieds dans un cimetière ? Des gens qui font la fête ? Et pourquoi pas... Tout le monde devrait sourire.

J'me positionne là, à côté de lui, mes yeux rivés sur la tombe d'à côté. J'entends aucun sanglot. Aucun reniflement. En même temps, il m'a peut être sentie venir, même si je marchais à pas de loup. Je tente un regard discret. Et je croise ses yeux. Salut. J'esquisse un sourire, histoire de me montrer polie. Me faire pardonner pour le dérangement. Au pire, il m'envoie chier. Au mieux, j'fais une rencontre. J'ai rien à perdre. La magie du social. Ça doit lui faire plaisir. J'envoie mon regard sur la gorgée qu'il a versé pour son... frère ? Cousin ? Ami ? Pourvu qu'il ne gobe pas les cailloux avec. J'joue la carte de l'humour, peut être mal placée. Mais j’affiche mon sourire en coin, pourvu qu'il m'imite. Cap de m'offrir une gorgée ? J'pense que lui aussi, il a besoin de se changer les idées.

Je suis un peu comme une conne plantée là, au plein milieu d'un cimetière, en tenue de sport. Les cheveux qui collent à ma nuque. Mais qu'est ce que je fous là ? Je devrais rentrer, prendre une bonne douche. Manger. Dormir. Et au lieu de ça, je fais ce que j'aime le plus, j'improvise. Je rebondis. Je casse ma routine. Je fonce tête baissée, et c'est ce que je fais de mieux. Ne rien prévoir. Prendre ce que la vie m'offre. Aujourd'hui elle m'a conduite ici, devant cette pierre tombale, à côté de cet individu. Un mec intéressant, finalement. Je le sors visiblement de sa rêverie. Mais son sourire m'accueille les bras ouverts. Et prouve que je ne me trompe pas quand je pense que je suis la bienvenue. Je mordille ma lèvre inférieure lorsqu'il me tend généreusement sa bouteille. Goulot que je mène à mes lèvres dans une danse lorsque je le rejoins. Merci ! Chaleur qui engloutit ma gorge alors que le liquide se fraye un chemin dans mon organisme. J'adore cette sensation. Et je savoure le goût, cet effet, en fermant les yeux quelques secondes. Et je l'entends, relancer le défis. Si je suis cap ? Rire amusé. Tu sais pas où tu mets les pieds garçon ! Regard joueur que je lui lance. Cap ! Et dans un mouvement nonchalant, j'embrasse la fraicheur de la pierre, juste avec le bout de mes lèvres. Et je souris. Parce que j'aime jouer. Parce que j'aime qu'il entre dans mon jeu. J'aime qu'il me mette au défis.

Il m'abandonne, lançant un dernier coup d’œil au défunt. Et je devine combien il est touché. Combien sa disparition le trouble. Mais j'suis là pour ça. J'aime me sentir utile. J'aime rendre le sourire aux gens. Je lui tends sa bouteille, qu'il saisit avec poigne. Nouvelle gorgée avant qu'il ne se présente. Silas. Bien. Sympa ton prénom. C'est original. On se sert la main. Ravie de faire sa connaissance. Et je me relève d'un bond, quand il désigne la personne qui repose en paix sous mes fesses. J'hésite. C'est mon... Mon quoi ? Même si je déteste mon père, je ne peux pas lui souhaiter la mort. Il reste mon père, même alcoolique. Même violent. Même si c'est un connard. J'suis ridicule là. Nan, je connais personne ici, j'visite... juste. Rien que de m'entendre prononcer cette phrase m'arrache un rire nerveux, mes doigts qui se perdent dans mes cheveux. J'étais jamais venue ici alors... Et puis t'étais là... Je marque une pause. Avant de changer de sujet. Moi c'est Hazel. Enchantée ! Et je fais comme une révérence, le sourire aux lèvres. Et toi, t'es venu voir qui ? Sujet peut être sensible. Et pour ne pas oublier cette tension de jeu qui s'installe tout doucement, je le relance avant d'entendre sa réponse. Cap de mettre un peu de musique ? Lueur taquine qui transperce mes prunelles. La bouteille que nous échangeons, qui me satisfait une nouvelle fois. Est ce que ce serait manquer de respect, de faire danser les morts ? Est ce que ce serait mal placé, de les faire revivre, un peu ? Cet endroit est à mourir d'ennui. A nous d'y mettre un peu de gaieté. Prête à remuer mon corps sur le rythme du son. S'il ose seulement appuyer sur le bouton lecture.

J'explose de rire à l'entendre m'insulter - non, me flatter ? - lorsqu'il m'annonce que je suis folle. Merci, je ne l'avais pas encore remarqué ! Je lui tire la langue, signe d'approbation. Je suis une dingue quand ça me prend. J'aime les circonstances loufoques. Les péripéties inédits de ma vie. J'ai quand même quitter ma famille sur un coup de tête pour m'aventure ici, seule, avec juste un peu d'argent en poche. Et si on calculait tout, on prévoyait tout, on organisait tout, on se ferait bien chier. Du moins, je m'ennuierais à mourir. Et ça me rassure de voir que je ne suis pas la seule tarée dans ce monde, quand je fais sa connaissance, Silas. Je lui tapote l'épaule le temps de sa pseudo révérence, comme pour encourager l'élève. Je t'apprendrai à devenir aussi fort que moi jeune padawan ! Cet air de guerrière qui élance ma posture, que je perds lors de son aveu concernant la perte de son ami. J'sais pas vraiment quoi dire. Quoi qu'il n'y ait rien à dire. Exprimer ses condoléances n'a plus aucune signification, à force de le répéter. J'ai la chance de n'avoir encore perdu aucun être cher, j'peux pas imaginer la souffrance et la douleur que cette perte peut engendrer. Je ne préfère pas y penser. Pas aujourd'hui. Et lui non plus visiblement, puisqu'il rebondit sur mon prénom. Tu as l'ouïe, dis moi ! J'le taquine gentiment, il faudrait être complètement bourré pour ne pas remarquer mon accent non-british. J'suis américaine, Californie. Mon frère et ma mère me manquent, mais j'ai régulièrement de leurs nouvelles alors. Et puis... j'suis bien ici. Je prends une gorgée de sa bouteille pour ne pas perdre la main, mais c'est aussi une excuse pour ne pas raconter ma vie. Parce que je n'ai pas envie de me rappeler pourquoi j'ai quitté mon pays. J'dis pas que je vivrais toute ma vie ici, j'sais pas encore où j'vais, et j'm'en fous. Demain est un autre jour truffé d'événements imprévisibles...

Il met enfin de la musique ! Et je lui fais signe de la main de monter le son. Parce que j'adore ça, danser. Me perdre dans des mouvements vagues au rythme du tempo. Et je sens la magie de l'alcool qui commence à opérer. Sur mes joues. La lourdeurs de mes membres qui nait. Mon rire facile. Et mon esprit qui rencontre des difficultés à formuler des phrases complètes et cohérentes. Oui je sais que j'y réagis rapidement. D'autant plus quand c'est de l'alcool fort. Mais j'ai l'alcool bon, joueur, rieur, et ça ne m’empêchera pas de répondre au défi qu'il me lance. Je suis d'abord dubitative. Je crois pas qu'il puisse me demander une telle chose. Sérieusement ? T'es comme ça, toi ? Sourire amusé. C'est qui, le plus cinglé des deux ? Je lâche ces mots alors que je défais le cordon à ma taille qui maintient mon leggins de sport. Putain, cap ! Avant de descendre mon pantalon, je lui fais signe de se retourner. Voir une fille pisser c'est pas super glamour, j'ai encore un minimum de fierté. Je choisis une tombe en mauvais état, pas vraiment entretenue, histoire de ne pas salir les jolies fleurs des autres familles. Un minimum de respect. Même si cette notion n'a plus aucun sens avec ce que je m'apprête à faire. Accroupie. Silencieuse. Et je suis soulagée d'entendre les quelques gouttes qui se déversent sur la pierre. Haha ! Ravie d'avoir accomplie ma tâche. Je me rhabille in extremis et je tape du pied, réfléchissant à ce que je pourrais lui imposer. Il a mis la barre haute, le salaud ! Cap ou pas cap de courir nu dans tout le cimetière en hurlant ? Je lui arrache la bouteille des mains, bois un bon coup. J'ai la même lueur que lui, dans mes yeux. Le soleil se couche progressivement et je suis excitée de la suite de cette soirée. Putain, j'aime cette vie. Je kiffe ce mec. Je savoure ce moment comme si c'était le dernier.